Fassbinder est surtout connu pour ses films : il en a réalisé 44 en 13 ans !
Et avec ce spectacle je souhaite faire redécouvrir l’auteur de théâtre de génie qu’il était aussi. Liberté à Brême est pour moi sa meilleure pièce. D’un point de vue littéraire je la trouve passionnante : sa structure, la précision des indications, les silences, rien n’est laissé au hasard, il n’y a aucune anecdote dans le texte, tout est au service du récit. Il réinvente le langage théâtral, joue avec les conventions habituelles. Il a construit une forme sur-mesure parfaite pour raconter ce qu’il avait à dire sur la vie de Geesche Gottfried, et sur la tentative d’émancipation d’une femme dans une société inégalitaire et patriarcale.
Mais c’est aussi une pièce faite pour les grands acteurs. Et j’avais envie de travailler depuis longtemps avec une actrice en particulier, Valérie Dréville, qui interprète Geesche, l’une des grandes fgures féminines de l’œuvre de Fassbinder comme Petra von Kant ou Maria Braun…
C’est un rôle complexe ; il s’agit à la fois d’être une criminelle et une victime qui s’affranchit ; il nécessite un engagement total dans chaque séquence, et la pièce est très rythmée, il n’y a pas de tour de chauffe, on doit immédiatement être au bon endroit ; seule une actrice exceptionnelle comme Valérie pouvait le faire, et pour cela, elle devait être entourée d’une troupe d’acteurs de grand talent.
La première réplique de Geesche, qu’elle dit à son mari, c’est « je veux coucher avec toi », et la bombe explose immédiatement. On est dans une société où c’est irrecevable : non seulement la femme n’a pas à exprimer son désir, mais elle doit subir ce que le mari décide. Il la frappe avec une grande violence.
Fassbinder nous place devant une situation d’une totale injustice.
Même si le féminisme est au cœur de cette pièce, elle nous invite à parler d’émancipation au sens large, Fassbinder soulève la question des outils à mettre en place pour aller vers une révolution mondiale des consciences ; ici c’est le meurtre, parce qu’on comprend qu’elle n’a pas d’autre choix, et là, évidemment, il joue avec la morale, il la renverse. Geesche devient une tueuse en série.
La pièce passera en revue toutes les notions scientifques, juridiques, religieuses qui ont été utilisées par les hommes pour asservir les femmes. Beaucoup de ces arguments résonnent aujourd’hui encore.
Fassbinder a pris le prétexte du 19ème siècle pour mettre en relief ces questions, parce que les choses y étaient plus caricaturales, quant à la place centrale de la morale religieuse (luthérienne et calviniste à Brême) et la radicalité des normes sociales imposées par la bourgeoisie.
Mais dans les années 70, à Munich en Allemagne du Sud, où il vit, il faut également bien se conduire, c’est moralement étouffant, Fassbinder veut tout faire exploser.
Et aujourd’hui encore ces questions existent, et rien n’est complètement réglé, en ce qui concerne l’égalité homme/femme.
Selon lui il y a une une réfexion économique à mener quand on parle de ce sujet (Geesche devient cheffe d’entreprise et s’en sort parfaitement sans les hommes).
Pour Fassbinder, la complexité c’est qu’on ne peut mener un combat sans oublier les autres : la pauvreté et la richesse, ceux qui savent et ceux qui ne savent pas… tous ces combats sont liés sinon la société ne fait que déplacer les inégalités et les injustices. Il faut donc une pensée globale renouvelée. L’un des outils radicaux qu’il propose c’est de faire exploser la famille bourgeoise, l’institution du mariage, de d’abord mener une révolution de l’intime.
Cette pièce n’a rien perdu de sa force subversive qu’elle avait dans les années 70, et politiquement, au contraire, je dirais qu’elle est plus difficile encore à recevoir aujourd’hui, dans un climat parfois moraliste, et esthétiquement aussi, elle est innovante sur la forme, et échappe à un mode de jeu pseudo réaliste, elle invite à inventer un langage théâtral qui lui convienne.